Chapitre 3

 

Comme Wardenberg, Angresea n’avait jamais été une Ruche, mais pour des raisons bien différentes. Les femmes du Harem d’Angresea avaient rasé la Chefferie pour aller s’installer à l’intérieur des terres en se partageant entre Kergoët et Llétréwyn, loin de la côte. On commençait à deviner pourquoi en arrivant à la Capterie par la route du sud-ouest, à marée basse. Pavée de roches plates et de galets, mais bien entretenue, la route s’accrochait en larges boucles au massif montagneux des Morbriands, puis suivait le sommet étroit d’une falaise de pierre gris-rose qui descendait presque à pic vers la mer, lisse, légèrement concave, visiblement artificielle. Au sortir du massif du Raz, la route suivait de nouveau la crête de la falaise, une courbe à peine perceptible au bout de laquelle se dressaient sur la pointe d’Angresea les quartiers étages de la Capterie. Une fois la Capterie contournée, c’était encore la falaise, image exacte des précédentes, jusqu’à la pointe du Brezblut où la route virait brusquement au nord-est pour rejoindre celle de Kergoët. Les femmes des Ruches n’avaient pas voulu devoir constamment contempler la puissance évanouie du Déclin qui avait construit ces falaises – ces digues – sur près de huit klims, pour empêcher les eaux de pénétrer à l’intérieur des terres. Et qui avait remblayé et façonné les plaines en contrebas à l’est, en pente douce et régulière, depuis le pied du massif de Trélaz jusqu’au sommet des digues.

Le lendemain de son arrivée, Lisbeï comprit encore mieux la retraite des femmes des Ruches : une première digue de treize klims reliant l’extrême pointe du Raz et celle du Brezblût avait autrefois fermé la baie d’Angresea, qui n’avait pas été une baie en ces temps reculés. À marée haute, c’était la barrière des Brisants, écumeuse, dangereuse, qu’on ne pouvait traverser en toute sécurité que par la passe de Mélourèn, au nord, ou – seulement par beau temps – par la passe de l’Aiguille Sans-Jeane, plus étroite. À marée basse, les ruines barraient l’ouest d’Angresea comme la mâchoire inférieure d’un gigantesque monstre marin, où béaient les deux brèches verticales et inégales des passes. Entre les ruines et Angresea, lorsque les eaux découvraient la plaine comprise entre le Brezblût et le Raz, s’éparpillaient les restes de ce qui avait dû être une grande ville : des édifices aplanis par des générations de récupératrices, envahis par la vase et le varech, mais dont l’organisation en quartiers était encore visible. Ici et là en jaillissaient des squelettes corrodés, incrustés de mollusques, anciennes structures métalliques, machines ou coques de navires.

Guiséia et sa maisonnée (c’est ainsi qu’on appelait la famille proche, en Brétanye) occupaient la Tour Fondue, la plus grosse des deux tours rondes qui veillaient sur l’anse nord-ouest du port. L’autre, la Tour Dys, abritait la Bibliothèque, des laboratoires, des ateliers et, tout en haut, un phare dont le faisceau tournant illuminait la baie à intervalles réguliers. Angresea avait sa petite centrale hydroélectrique, bien sûr, à cheval sur la liétréwyn qui venait se jeter au sud de la Baderie – ou « la Batlerie », ou « les chantiers », comme on appelait diversement dans la région l’endroit où Angresea, depuis maintenant une dizaine d’années, construisait les bateaux de la flotte de l’Ouest.

IL y avait eu un port au Brezblût, mais un port sous-marin, dans une fosse que la mer ne quittait jamais tout à fait – encore cette obsession du Déclin pour les profondeurs. Toute la presqu’île était truffée de souterrains mais on les avait fait sauter bien avant les Harems, semblait-il. Ce qui restait du port sous-marin, c’était une grotte géante, bardée de métal apparemment inoxydable (mais hélas irrécupérable) où brillaient des lampes encore allumées après tous ces siècles, une luminescence vague à marée haute, plus nette à marée basse. « C’est défendu, dit Guiséia en souriant, mais presque toutes les enfantes y vont au moins une fois. Une partie de la grotte se trouve toujours au-dessus du niveau de l’eau, bien que le passage d’entrée soit submergé. Il faut avoir du souffle ». Et son aura avait pris une qualité un peu nostalgique.

Les enfantes d’Angresea étaient encore plus visibles que celles de Wardenberg. Deux fois par jour, des nuées de mosta et de dotta s’abattaient sur le port pour aller ramasser coquillages et crustacés dans les parcs découverts par la marée basse. Elles étaient bien moins nombreuses qu’à Wardenberg, en réalité (et aussi rarement vêtues de vert), mais Angresea occupait un espace plus resserré, même si la Capterie, construite pendant la première vingtaine d’années après les Ruches, avait quelque chose d’une citadelle miniature, avec ses quartiers en étages qui communiquaient par des rampes et des escaliers. On remarquait d’autant plus les enfantes que les adultes se voyaient peu : un tiers environ de celles qui ne s’occupaient pas de la Capterie travaillaient à la Batlerie, un autre dans les champs et les vergers qui occupaient toute la plaine onduleuse comprise entre la rive sud de la Llétréwyn, le massif de Trélaz et le massif du Raz. Le reste travaillait à la conserverie dont on pouvait apercevoir les bâtiments bas près du barrage sur la Llétréwyn, d’où flottaient, par vent d’est, des parfums contradictoires (poisson et confiture de fraise, par exemple) mais en général alléchants. C’était la grande fierté de Guiséia, cette conserverie, la source d’échanges actifs avec le reste de la Brétanye. Les Familles voisines y apportaient une grande partie de leur production de fruits et légumes pour les faire mettre en bocaux, en échange de travailleuses pour la Batlerie et les champs et les vergers d’Angresea. L’autosuffisance tant vantée des Familles, Guiséia la voyait comme un comportement archaïque dont il était temps de se défaire. L’interdépendance, toutes les Familles la vivaient dans le Service et la Patrouille, et elles n’avaient pas à le regretter. Pourquoi ne pas étendre ce réseau de relations à la production et à l’échange de biens tout aussi nécessaires que les mâles ou les pupilles ? Pourquoi continuer à presque tout fabriquer dans chaque Famille ? Pourquoi ne pas charger celles qui faisaient les meilleurs tissus, ou les meilleures conserves, ou les meilleurs outils, de le faire pour toutes les autres, pourquoi ne pas rendre systématique l’échange de ces productions spécialisées ? On économiserait du temps et des ressources.

« Du temps et des ressources pour faire quoi ? demanda Lisbeï, la première fois qu’elles eurent cette discussion.

— Pour voyager, se distraire, profiter davantage de l’existence… Apprendre, surtout. » Guiséia leva un doigt vers le ciel où la nuit tombante commençait d’allumer les premières étoiles. « Il y a eu des êtres humains là-haut, autrefois. Vous ne vous êtes jamais demandé comment ce serait d’y aller ?

— Difficile, voire impossible. Même en reconstituant les connaissances nécessaires.

— Pourquoi pas ? »

Lisbeï sourit à cet écho de Toller ; puis, sentant la passion réelle de Guiséia, elle redevint sérieuse : « Il faudrait aussi reconstituer toute une technologie pour laquelle nous n’avons plus ni de matières premières ni de sources d’énergie suffisantes.

— L’électricité. La récupération. Une meilleure gestion des ressources existantes.

— Dont il faudrait consacrer la majeure partie à un tel projet, au détriment de tout le reste. Et pas seulement les ressources matérielles. Les ressources humaines. Une Famille n’y suffirait pas.

— On peut s’allier. On le fait pour l’expédition à l’Ouest.

— Ce serait très différent. Un ordre de grandeur complètement différent. Une autre échelle, Guiséia. » Un de ces cas où le quantitatif se transforme en qualitatif. « De proche en proche, ce serait tout le Pays des Mères qui en serait transformé – et pourquoi ? Pour satisfaire la curiosité de quelques-unes ?

— Pour reprendre contact avec celles qui vivent peut-être encore là-haut. »

Lisbeï ne se donna pas la peine de répondre : Guiséia était bien consciente de sa mauvaise foi. Mais l’autre reprit, plus sérieuse : « Qui sait ce que nous pourrions apprendre, là-haut ?

— Des tas de choses, sans doute, et c’est pour cela que Wardenberg essaie de faire des ballons dirigeables, déjà. »

Guiséia secoua la tête avec une petite moue ironique : « Etapiste, Lisbeï ?

— Pourquoi pas ? » répliqua Lisbeï avec un sourire en coin.

Guiséia se mit à rire : « Dans ce cas, pourquoi ne pas admettre qu’on pourrait commencer par changer le système des échanges entre Familles, et la façon dont on y travaille ? Une production moins dispersée, ce serait moins de tâches pour toutes.

— Moins de variété dans les tâches, vous voulez dire, et un travail plus concentré. » Lisbeï fronça les sourcils : « Dans un vieux fragment, à la Schole, on parle d’un homme, un astronome, tombé dans un puits parce qu’il regardait les étoiles au lieu de faire attention à ce qui se trouvait devant lui.

— Et alors ? dit Guiséia, déconcertée par ce qui lui semblait un changement abrupt de sujet.

— Les hommes du Déclin et d’avant pouvaient s’offrir le luxe de ne pas penser aux choses quotidiennes, immédiates, parce qu’ils avaient des femmes pour les servir, comme ceux des Harems. La servante de l’astronome, elle, devait aller chercher l’eau au puits, elle ne pouvait pas tomber dedans.

— Mais nous ne sommes plus les servantes des hommes, Lisbeï !

— Non, mais avec ou sans hommes à servir, nous devons quand même aller tirer l’eau du puits. Et il me semble que ce que vous proposez, d’une certaine façon, c’est de revenir à une situation un peu semblable. Au nom de l’« efficacité », certaines se retrouveraient cantonnées dans les mêmes tâches, pour en libérer d’autres.

— Qui ont des talents mal employés.

— Mais si celle qui tire l’eau du puits veut rêver aux étoiles, dans les Familles, elle le peut : quand ce n’est plus son tour d’aller au puits. Dans votre système, elle ne le pourrait jamais.

— Mais on pourrait faire autre chose que rêver aux étoiles, peut-être. On n’a rien sans rien. »

Lisbeï fit une petite moue : « Ne serait-ce pas ici une version déguisée de « qui veut la fin veut les moyens » ?

— Mais pas du tout ! Il existe quand même bien des relations causales dans l’univers, oui ? Si je veux manger de la pesca, il faut que je la pêche ?

— Il y a des registres différents de causes et d’effets, Guiséia. Pêcher pour se nourrir soi-même, c’est autre chose que de modifier une structure fondamentale du Pays des Mères pour un bénéfice douteux. Être obligée de faire les mêmes tâches toute sa vie… Non. Il faudrait au moins laisser le choix aux unes et aux autres… Et de toute façon, toutes doivent décider des fins. Qui sont dans les moyens. »

La Bleue poussa un soupir comiquement exaspéré : « Devez-vous vraiment tout transformer en problème moral ?

— Oui, parce que tout se tient.

— La Tapisserie.

— La Tapisserie », acquiesça Lisbeï, plutôt amusée de se trouver un peu dans la position de Mooreï vis-à-vis d’Antoné avec Guiséia, qui avait quinze années de plus qu’elle.

Elles marchaient dans la grande allée de plataniers qui suivait la courbe du port entre la Tour Dys et la Tour Fondue. C’était deux jours après l’arrivée de Lisbeï à Angresea ; Guiséia n’avait pas fini de lui faire visiter sa Capterie (elle avait le possessif facile, avait tout de suite remarqué Lisbeï en se demandant comment Coreyn, la jeune Mère officielle, s’en accommodait). Elle venait de lui montrer le phare avec l’ingénieux mécanisme de ses miroirs et, à la longue-vue depuis le sommet de la Tour Dys, la mâchoire ébréchée des Brisants à marée basse. La légende locale voulait que la cité envasée de la baie ait été la ville d’Ys, engloutie en une nuit par les Grandes Marées en punition de ses péchés : la seule juste de la ville, Mélourèn, avait fait sauter la digue. « Impossible, contra Lisbeï, logique, toute la région aurait été engloutie. Si les brèches ont été faites délibérément, elles l’ont été après la construction de la deuxième ligne de digues. »

Guiséia se mit à rire : « Je croyais que vous aimiez les histoires !

— Ça n’empêche pas… » Lisbeï s’interrompit, incapable d’expliquer à Guiséia comment elle pouvait apprécier le charme et le mystère des légendes, et en même temps les passer au crible de la logique pour essayer de voir si elles ne correspondaient pas aussi de quelque façon à une réalité historique. Guiséia était d’un côté ou de l’autre, pas des deux à la fois, avait constaté Lisbeï pendant le plaisant voyage de quinze jours qui les avait amenées d’Entraygues jusqu’au nord-ouest de la Brétanye. Pour Guiséia, les pierres aux surfaces vitrifiées enchâssées ici et là dans la Tour Fondue par ses bâtisseuses n’avaient bien sûr pas été fondues par le feu céleste prêté au Déclin par les légendes – il s’agissait plutôt de blocs venant tous d’un même site, un petit volcan aisément repérable à une vingtaine de klims dans le massif des Morbriands (Llétréwyn aussi avait des « pierres fondues » dans ses murs). Pour Lisbeï, l’une des explications n’annulait pas l’autre. Après tout, s’il n’y avait eu d’abondantes preuves de la réalité historique des Grandes Marées (sur les côtes, à Angresea mais aussi à Baïanque dans le sud de l’Escarre, dont le socle artificiel imitait cependant mieux les formations rocheuses de la région), on aurait pu croire qu’elles étaient une invention : la ville d’Ys, Lisbeï l’avait rencontrée dans un vieux fragment de texte, citée comme légende de bien avant le Déclin. Le temps avait fait d’une légende une réalité – pas pour une seule cité mais pour des milliers, pour une civilisation tout entière ; et avec la Tour Fondue ou la Tour Dys, la réalité retournait, peu à peu, à la légende. Lisbeï aimait cette réversibilité et, au début de son séjour à Angresea, elle trouverait un plaisir presque enfantin à chercher le point où l’une devenait l’autre dans les Archives aimablement mises à sa disposition. La falaise au nord de la Capterie était la Noire Dame, la falaise sud la Suave Dame et celle du Raz la Rase Dame : un trio maudit d’amoureuses pour les enfantes d’Angresea et de la région, mais aussi la transposition imaginative en frangleï moderne du nom bien prosaïque qu’avaient dû autrefois porter les trois digues.

Guiséia trouvait cela moins joli. Mais non ! C’était… plus émouvant, au contraire, de constater comme chaque société humaine interprétait son environnement à travers ses propres rêves ou ses propres cauchemars. On ignorait ce que les Harems s’étaient raconté à propos des trois digues (la destruction de celui d’Angresea avait été totale : pas de reliques à Wardenberg). Les Ruches les avaient fuies mais pourtant conservées en en faisant les actrices d’un sombre drame d’amour et de vengeance. Et si l’on imaginait que le Pays des Mères disparaisse à son tour, qui sait comment de lointaines visiteuses s’en interpréteraient les restes, la carte actuelle d’Angresea, par exemple, avec ces noms curieux ?

« Quelles visiteuses ? » dit Sylvane qui trottait en cercle autour de Lisbeï et de sa mère comme une samoye impatiente, couvrant dix fois plus de chemin qu’elles. « Si le Pays des Mères disparaît, c’est que la race humaine aura disparu. »

Une phrase curieuse sur les lèvres d’une dotta qui respirait la joie et la bonne humeur – mais elle répétait sans doute ce qu’elle avait entendu dire par une adulte. IL y avait quelques Progressistes bien sceptiques sur l’avenir des humaines, à Angresea.

« Il y a sûrement du monde sur le continent Ouest, Sylvane, dit Lisbeï. Et puis, ce n’était qu’une supposition. »

L’adolescente fit une petite grimace. Elle tenait beaucoup de sa mère dans ses capacités limitées d’imaginer pour le plaisir d’imaginer. Elle tenait d’ailleurs presque tout son caractère de sa mère, c’était évident. Pour le physique, c’était plus curieux. En la voyant pour la première fois, Lisbeï avait pensé à sa protestation spontanée en apprenant qui était Toller, le jumeau de Guiséia d’Angresea : Mais elles ne se ressemblent pas du tout ! C’était comme si les caractéristiques physiques de Toller, latentes chez sa sœur jumelle, s’étaient exprimées avec toute leur force dans la troisième fille de Guiséia – une Angresea – Fontbleau, pourtant. Les cheveux de paille, les yeux de samoye, la mâchoire nette, les sourcils épais… Elle serait jolie tout de même, plus tard ; pour l’instant, à quatorze années et pas encore Rouge, elle avait le charme d’une pouline toute en pattes. Mais elle était vive et intelligente – à la façon un peu abrupte de sa mère. Guiséia l’adorait, certainement plus que ses autres enfantes ; Lisbeï avait observé Coreyn avec intérêt mais elle avait bientôt renoncé à cette histoire possible : ni la jeune Mère en titre ni d’ailleurs les deux autres de Guiséia vivant encore à la Tour Fondue ne semblaient prendre ombrage de sa préférence : tout le monde adorait Sylvane. Et Toller aussi, quoique d’une façon plus retenue – « oncle Toller », comme la petite l’appelait. Elle ne semblait posséder les facultés particulières ni de sa mère ni de son oncle, cependant. Elle avait passé sans problèmes majeurs la période difficile de la petite enfance. Elle n’avait pas eu la Maladie mais ne succombait pas souvent aux petits rhumes fréquents dans l’humidité hivernale d’Angresea : elle était robuste. « Un vrai petit cheval de labour », disait Guiséia en lui ébouriffant les cheveux. La première fois, il fallut rappeler à Lisbeï qu’à Angresea les chevales et non les buffales tiraient les charrues à socs multiples, et aller lui montrer un de ces « chevaux de labour », une variété énorme comme il n’en existait pas en Litale, aux sabots presque plus gros que sa tête. « Mais c’est un véritable… éléphant ! » s’exclama-t-elle, à la fois étonnée et amusée. Ce fut à son tour d’expliquer ce que pouvait être un éléphant. « Aucun rapport », jugea Sylvane, sérieuse et minuscule à côté de la gigantesque animale. À quoi Lisbeï eut beau jeu de lui souligner qu’il n’y en avait guère non plus entre elle et une chevale de labour, même une petite – s’il y en avait des petites !

 

* * *

 

« Quel conte, aujourd’hui ? »

Elle sursauta, se retourna, rencontra le regard gris de Toller. Il souriait. D’ailleurs, elle n’allait pas se sentir coupable. Guiséia lui avait ouvert la porte de la Bibliothèque et avait désigné les étagères et les armoires d’un ample geste circulaire : « Tous les contes, tous les comptes, tous les noirs secrets du passé d’Angresea sont là, avait-elle dit d’un ton funèbre démenti par la lueur malicieuse de son regard. Ou du moins depuis la fondation de la Capterie. Fouillez.

— Tout ? » avait dit Lisbeï.

La lueur s’était éteinte dans les yeux de Guiséia ; elle avait contemplé la Bibliothèque silencieuse (en plein milieu de l’après-midi, comme à Béthély, à part les responsables, il n’y avait personne). Avec un soupir, elle était revenue à Lisbeï : « Pourquoi pas ? Des papiers ne sont que des papiers. On peut leur faire dire, bien des choses. Mais par eux-mêmes ils ne disent rien. Rien qui compte vraiment, en tout cas. »

Lisbeï protesta, bien sûr, en pensant tout de suite au carnet. Mais Guiséia songeait sans doute à autre chose : « Non, quand la voix s’est éteinte, le souffle…Il n’y a plus rien. » Puis elle se reprit, avec un de ses petits sourires en biais que Lisbeï apprenait à connaître, sincère : « Et peut-être que je vous fais confiance, aussi.

— Je suis trop curieuse. J’aime trop les histoires.

— Les histoires sont un moyen », dit alors Guiséia ; c’était maintenant la Capte en fait sinon en titre d’Angresea qui regardait, évaluait Lisbeï. « Vous aimez comprendre. »

Et elle ajouta, avec une autre sorte d’expression que Lisbeï connaissait trop bien celle-là, complice, séductrice, juste assez appuyée pour souligner qu’on n’était malgré tout pas dupe de son propre désir : « Vous êtes comme moi. Et comme Toller. »

Elle se trompe, écrirait Lisbeï, un peu irritée au souvenir de l’épisode, sans bien comprendre pourquoi. Nous sommes très différentes.

Elles avaient peut-être raison toutes les deux. Mais pour une fois cette idée-là ne lui viendrait que plus tard.

Toller avait vu sans surprise Lisbeï descendre de chevale devant la Tour Fondue – elle n’avait pas eu à lui apprendre la mort de Dougall, Elli soit louée, ni les événements de l’Assemblée : Guiséia ne se déplaçait jamais sans une cage de pidges. Avec le reste de la maisonnée, il attendait les voyageuses sur le perron du grand escalier aux marches en demi-cercle. Dans un désordre d’embrassades et de phrases qui se chevauchaient – fort déconcertant pour Lisbeï si elle pensait à la façon dont Guiséia aurait été accueillie à Béthély – on lui présenta en une seule fois toute la famille proche, en commençant bizarrement par les plus jeunes : Joane, la toute petite première de Martinika, l’aînée de Guiséia au nom exotiquement iturri, « le bébé » Liet, un mosta dodu d’environ cinq années (Sylvane le tenait à bras-le-corps comme un gros paquet, il ne semblait pas y voir d’inconvénient), le dernier de Guiséia ; son avant-dernier, Gawain, grand et fort pour ses six années (Twyne, sa quatrième, était pupille à Béthély) ; Sylvane, bien sûr ; Mireyne et Alane, deux Rouges de quinze et treize années, les dernières de Rowène, sœur de Guiséia et de Toller ; Coreyn – pourtant la Mère, mais qui ne sembla pas froissée d’être présentée comme « ma deuxième ». Martinika n’était pas la Mère à cause du mode de désignation particulier à Angresea et à la majorité des Familles de Brétanye : le choix de la Mère devait être entériné par l’Assemblée familiale. Et Martinika n’avait pas été désignée par sa mère – comme Guiséia ne l’avait pas été par la sienne, mais pour des raisons exactement contraires. C’était une grande Rouge douce et timide, dont on avait du mal à se rappeler les traits après l’avoir vue une seule fois. Elle entrait dans sa vingt et unième année, était enceinte jusqu’aux yeux, étudiait pour devenir la seconde Mémoire de Coreyn et semblait filer la parfaite amour avec Ylène.

Ylène avait le même âge que Coreyn – dix-huit années – et en tant que pupille d’Angresea avait été présentée juste après celle-ci à Lisbeï. Aurait-ce été plus étrange si Guiséia avait dit « et voici ta sœur, Ylène » ? Mais, imperturbable, elle me la présentée comme on doit présenter une pupille à n’importe qui et finalement, c’était la meilleure solution. Nous nous sommes dévisagées, avec un peu d’hésitation quand même, puis elle a souri et m’a tendu les mains avec une expression amusée ; elle était contente de me rencontrer enfin – quand j’ai quitté Béthély, elle venait de sortir de la garderie. Pas de résonance ni de lumière, rien. Mais une jeune Rouge tout à fait sympathique, ma foi – et bien Béthély : rousse à allumer un feu (comme on dit ici), teint de lait, yeux aigue-marine…avec le grand nez et la grande bouche de sa Lignée Gloster ; l’effet d’ensemble n’est pas déplaisant mais un peu étrange.

On m’a ensuite présenté le Mâle de la Mère, le premier de Coreyn, Odrigo, de Serres-Moréna, la vingtaine dépassée, joli et réservé ; puis Rowène, l’aînée de Guiséia et de Toller – non choisie par leur mère non plus, mais la raison en est évidente : c’est la Médecine de la Famille, une obsédée de la recherche – la Progressiste type !

Et enfin l’aïeule, la grand-mère, la première Mémoire d’Angresea, ou du moins en titre : Edwayne. Une vieille Bleue fragile mais qui a dû être impressionnante dans sa jeunesse : même un peu courbée comme elle l’est maintenant, elle est aussi grande que moi. Terriblement myope (des lunettes comme des culs de bouteille), une voix un peu chevrotante ; je crois que je n’ai jamais rencontré personne d’aussi vieille – elle a soixante-dix ans ! Elles durent longtemps, ces Angresea. Toutes la vouvoient. C’est elle qui a élevé la maisonnée quand Bruwyne a laissé son collier de Mère près du berceau de Yolde – une désignation laconique, c’est le moins qu’on puisse dire – et a disparu dans l’anonymat des Bleues.

Ce devait être le collier que Guiséia avait échangé à la Foire de Béthély, lors de leur première rencontre. Son collier de Mère. Le collier de Bruwyne, sûrement depuis très longtemps dans la Famille (la facture en était antique, Lisbeï s’en souvenait bien). Le collier qui aurait dû être celui de Yolde, qui l’avait été pour bien peu de temps, que Guiséia avait dû enlever du cou de sa sœur morte… Non, si quelqu’une l’avait enlevé, ce devait être la Médecine, peut-être déjà Rowène à l’époque. Moins frappant. Mais il y avait quand même là toute une histoire potentielle. Les documents autrefois consultés par Lisbeï sur Angresea ne contenaient pas ce genre de détails passionnants. Ni, bien entendu, les minutes de l’Assemblée familiale que Guiséia avait persuadée de la désigner comme Mère. Avec l’aide d’Edwayne, à vrai dire, et le soutien de Rowène, mais contre la volonté explicitement exprimée par Bruwyne dans la lettre adressée à Edwayne sa mère, et où elle désignait Yolde. Mais Bruwyne n’avait pas été là pour défendre son choix, erreur tactique évidente. Elle était devenue Bleue un an après la naissance de Yolde mais son départ soudain avait surpris tout le monde. Selon la Charte de Brétanye, elle avait pourtant exercé son droit le plus strict, même si sa remplaçante n’était pas encore une Rouge. Mais Bruwyne n’avait pas seulement renoncé à la possibilité d’assurer l’intérim – elle avait choisi de partir, comme c’était aussi son droit. Autres provinces, autres Familles, autres Chartes : en Litale, devenir Bleue vous disqualifiait comme Mère. Il aurait été intéressant de retrouver la lettre…

Toller s’assit en face de Lisbeï, retourna vers lui les documents qu’elle avait été en train de lire, les parcourut rapidement, les repoussa vers elle : « Oh ! Le conte de Bruwyne. Une nuit mémorable.

— Vous y étiez ?

— Incognito. »

L’usage du mot fit sursauter Lisbeï. Elle chercha une trace d’ironie sur le visage du Bleu. En vain, bien entendu. Comme Kélys, Toller faisait parfois de l’impassibilité une forme d’art. Tout était dans la voix, les inflexions – et si on n’était pas certaine d’avoir bien entendu, on n’aurait pas d’autre indice. Elle se rabattit sur ce qui lui était apparu comme la seule conduite sans risque avec Kélys aussi : prendre tout au premier degré et poursuivre sa propre idée sans se laisser distraire, en posant des questions directes, jusqu’à obtenir un refus clair ou une réponse. C’était contraire à toute l’éducation qu’elle s’était donnée à Béthély et qu’elle avait malgré tout conservée à Wardenberg, mais elle avait maintenant une certaine habitude de Toller.

« La lettre a été perdue ?

— Détruite. Volontairement et avec rage.

— Guiséia ?

— Yolde. Elle ne voulait pas être la Mère.

— Mais Bruwyne trouvait Guiséia trop ambitieuse.

— Bruwyne, dit Toller de sa voix bien contrôlée, ne voulait pas d’une Abomination comme Capte d’Angresea.

— Ce n’était pas dans la lettre », dit enfin Lisbeï, essayant d’égaler son absence d’inflexion.

— Non. Mais, de toute façon, ses autres arguments étaient valides aussi.

— Bruwyne était comme vous deux ?

— Comme Antoné. Ou plutôt Selva, en beaucoup plus intolérante. C’était le silence complet sur le sujet. Mais le jour où nous avons essayé l’agvite, elle nous a trouvées avec Kélys.

— Et Kélys lui a expliqué ?

— Kélys avait plus de scrupules que maintenant. Ou moins, ça dépend. »

La Kélys de Guiséia et de Toller – de presque toute la maisonnée, en fait, car elle avait passé dix années entières à Angresea – différait un peu des autres Kélys connues de Lisbeï. Elle se contenta de noter la remarque de Toller, sans commentaires : après Belmont et Entraygues, elle se disait que plus rien ne l’étonnerait de Kélys. Elle était plus intéressée par ce que Toller ou Guiséia lui avaient révélé d’elles-mêmes en lui parlant de Kélys : tout un univers de complicité, de curiosités, de plaisirs et de peines partagées, familier en ce qu’il évoquait son passé avec Tula, et singulièrement étrange chaque fois qu’elle se rappelait qui étaient ces complices, ces curieuses, ces amies. On n’avait jamais essayé de séparer Guiséia et Toller. À partir du moment où Kélys était arrivée à Angresea, vers leur cinquième année, elles avaient reçu la même éducation, avec l’accord plus ou moins réticent de Bruwyne : une éducation de Mère, puisqu’en Brétanyè toutes les enfantes d’une maisonnée étaient susceptibles de devenir la Mère. Sauf les garçons, bien entendu. Et personne ne s’en était formalisée à Angresea ?

« Les garçons à Angresea, dit Toller avec un petit sourire, ne sont pas considérés comme si importants qu’il faille toujours les exclure. »

L’argument rejoignait un peu ceux de Lisbeï elle-même à propos de la présence des Verts aux Jeux. Comme il venait d’autrui, elle remarqua : « Mais ailleurs, oui. » À quoi avait servi à Toller l’éducation reçue à Angresea ?

« À avoir de bonnes relations avec les Mères auprès de qui j’ai servi, au moins.

— C’est à cela qu’on forme aussi les futurs mâles.

— On les forme en tant que futurs mâles. J’ai d’abord été éduqué en tant que personne. »

Et comment avait-il subi sa formation de futur mâle, alors ? Sans doute plutôt mal… Mais Lisbeï garderait cette question pour son journal : quand on s’approchait de ces sujets-là, Toller signalait sans erreur possible son refus de les aborder.

Les futurs mâles de Brétanye étaient tous envoyés au même endroit pour leur formation, une sorte de schole située juste à la limite entre Llétréwyn et Verchères, appelée La Baillie ; Lanik, le seul garçon de Rowène, allait bientôt en partir pour commencer son Service en Escarra. On pouvait la visiter. Lisbeï fut impressionnée par l’évidente antiquité du lieu. Ni les Harems ni les Ruches ne l’avaient touché. Comme beaucoup d’édifices du Déclin, c’était pourtant une carrière bien pratique de pierres déjà toutes taillées et qui avaient très bien résisté au temps. La crainte, peut-être, à cause d’une telle résistance, jugée surnaturelle ? En se coupant si radicalement du passé, des connaissances et des traditions qui auraient pu servir d’explications, les Ruches étaient devenues encore plus superstitieuses que les Harems… Les pierres étaient en fait recouvertes d’un enduit transparent (peut-être plastique ?) qui les avait mises à l’abri des intempéries : La Baillie avait dû être une relique respectée à l’époque du Déclin, qui avait ainsi assuré sa conservation. L’ensemble des bâtiments formait une croix plus longue que large, un peu comme le tracé de la marelle dans les provinces du Nord (y avait-il un rapport ?). À la plus petite extrémité de la croix se dressait une tour carrée. Les arcs-boutants extérieurs qui soutenaient les murs évoquaient certaines forteresses des Ruches, mais le reste ne correspondait à rien de familier : une rosace dentelée au-dessus de l’entrée principale de la tour, avec des vitraux aux couleurs intenses dans le soleil, de grandes fenêtres étroites et hautes en forme d’ogive, l’architecture intérieure du premier bâtiment avec ses énormes piliers et ses hautes voûtes entrecroisées… À la section des deux branches de la croix se trouvait une sorte de jardin entouré d’une promenade bordée de colonnettes sculptées. Les trois autres bâtiments contenaient les dortoirs, les réfectoires, les salles de méditation et de gymna, les salles de classe, les logements des instructrices – et de quelques instructeurs aussi, car on était en Brétanye.

L’ensemble dégageait une impression de paix. Mais c’était peut-être la même chose à Bois-Mal verde, bien que Lisbeï ne fût jamais allée visiter la Ferme des Verts à Béthély. La Baillie était située dans une vallée, au milieu de grands marronniers. Elli était plus proche dans ces lieux, disait-on, loin du bruit des humaines.

« Elli n’est ni plus ni moins proche, dit Toller, interrompant la contemplation de Lisbeï. Le conditionnement est seulement plus efficace quand on n’est pas distrait. »

Toller est différent, à Angresea, avait noté Lisbeï dès les premiers jours. Moins distant, moins souvent dérobé derrière son calme, moins contrôlé. Guiséia aussi, d’ailleurs : toujours vibrante mais sur un mode plus détendu. Normal, sans doute : elles étaient chez elles. Serais-je différente, à Béthély ? écrivit-elle ensuite. À la réflexion, elle ne corrigea pas le mode du verbe : elle avait beaucoup de mal, depuis Entraygues, à imaginer un retour futur à Béthély.

 

* * *

 

Ce jour-là commença comme tous les autres. Lisbeï fut réveillée de très bonne heure par les sifflements pointus du couple d’hirondelles qui nichaient entre deux pierres juste sous sa fenêtre, au troisième étage de la Tour Fondue. Elle aimait être éveillée ainsi avant tout le monde et voir de sa fenêtre la mer s’illuminer peu à peu avec l’aube, le port à marée haute avec ses barques endormies (en jullie, on péchait à la nuit tombée, avec des lampes), l’eau calme à peine ondulée par le vent, à l’horizon la ligne blanche, de plus en plus nette, des Brisants, puis la côte du Brezblût et ses falaises roses qui s’enflammaient. Et enfin, à mesure que le soleil montait dans le ciel, l’ombre qui refluait depuis l’extrémité la plus lointaine de la Noire Dame et découvrait peu à peu sa courbure trop lisse. À marée basse, c’était un autre paysage, où la courbe de la côte prenait un autre sens : la digue dressait alors ses trente mètres au-dessus de la plaine vaseuse, de ses carcasses drapées d’algues, de ses monticules informes mais à la disposition trop régulière ; les ruines répondaient d’une façon curieusement appropriée à la courbure altière, intacte, de la falaise artificielle.

C’était tout différent à Wardenberg. La chambre de Lisbeï donnait sur les toits mais celle d’Ysande, plus tard celle de Fraine, donnait sur le port. Wardenberg était un mensonge d’île dont chaque marée basse dévoilait l’appartenance réelle à la terre ; d’ailleurs le port était du côté de la Côte, et les autres quais, rarement utilisés, montraient bien que la Citadelle tournait en réalité le dos à la mer. Angresea lui faisait face, au contraire. Lisbeï n’avait jamais eu une telle sensation d’espace à Wardenberg. À Wardenberg, à marée basse, on voyait le massif rocheux et la plaine qui l’entourait. La mer était une intruse venue de très loin, occupante illégale de terres qui n’auraient jamais dû la connaître. À Angresea, la mer était chez elle, même à marée basse avec les ruines de la ville et les dents de l’ancienne digue qui essayaient de fermer l’horizon : au-delà de la barrière vaincue, on avait toujours vu le miroitement lointain de la mer sans entraves. Bien sûr, elles construisaient des bateaux, à Angresea, bien sûr, elles s’étaient faites les championnes de la flotte de l’Ouest ! Depuis la Tour Fondue, à l’aube, tandis que le pinceau tournant du phare pâlissait au soleil jusqu’à n’être plus qu’un clignotement lumineux au sommet de la Tour Dys, c’était facile de regarder vers l’horizon immense et rond, d’imaginer l’au-delà du ciel et de l’eau, de vouloir partir.

Lisbeï n’imaginait pas le voyage vers l’Ouest. Elle avait toujours laissé Fraine et les autres en discuter l’organisation, les périls et les diverses façons d’y faire face. C’était l’arrivée qu’elle imaginait. Et même elle poussait sa spéculation jusqu’au retour des exploratrices annonçant non seulement l’existence d’un continent habitable à l’Ouest mais aussi l’existence de celles qui l’habiteraient déjà. Son imagination s’essoufflait presque à envisager toutes les formes et toutes les conséquences possibles d’une telle rencontre. De nouvelles langues, de nouvelles coutumes, une autre Histoire – et toutes ces nouvelles histoires, aussi ! Elle se laissait emporter encore plus loin, essayait d’imaginer le monde différent où grandiraient les enfantes d’Ysande et (à l’époque) de Fraine. Elle ne pensait pas tellement aux transformations matérielles, mais plutôt à ce qui se passait lorsqu’une Mauterre cessait officiellement d’en être une : la tache grise s’effaçait des cartes mais, dans le paysage mental de chacune, une nouvelle terre apparaissait. Il n’y avait rien et tout à coup il y aurait quelque chose, un nouveau fil dans la Tapisserie, non, un nouveau dessin dans la Tapisserie ! Toutes les dimensions du monde en seraient subtilement élargies et l’esprit devrait s’élargir aussi pour accueillir ce monde transformé. C’était exaltant, et en même temps on ne pouvait ignorer cette espèce de petite crampe intérieure de malaise, de ressentiment, comme le matin lorsqu’on voudrait dormir encore et qu’une main vous secoue…

Elle se détourna de la fenêtre avec un petit soupir : elle pourrait peut-être revenir à Angresea pour voir la flotte partir, dans deux années, mais Elli savait quand les bateaux reviendraient et avec quelles nouvelles. Il y avait d’autres histoires possibles, où l’existence prouvée du continent de l’Ouest serait pour toujours un poids de tristesse, de regret, d’horreur même, peut-être, dans le cœur de chacune au Pays des Mères…

Elle s’habilla rapidement en écoutant les scigulles tourner en grinçant dans le ciel sonore. Depuis Belmont, elle avait gardé l’habitude de la taïtche au moins matinale et elle allait pour cela tout en haut de la Tour Fondue – au pas de course, pieds nus dans les escaliers en colimaçon. Elle arrivait au sommet de la Tour déjà bien réchauffée, laissait son cœur s’apaiser en écoutant les roucoulements des pidges messagères installées là. Puis elle commençait les enchaînements familiers et glissait peu à peu dans la transe. Quand elle en sortait – au moment prescrit à l’avance à l’horloge interne du corps, que Kélys leur avait appris à « programmer » comme elle disait drôlement – c’était l’heure du petit déjeuner et elle pouvait descendre dans la « salle à manger » (le réfectoire d’Angresea) sans provoquer d’étonnement ni de grognements à la cuisine.

Il n’y avait personne dans la salle à manger. Les couverts étaient placés sur la grande table – les petites installaient tout le soir pour le lendemain. Seul le tic-tac de la grande horloge résonnait dans la pièce. Presque huit heures, pourtant, Lisbeï était même un peu en retard. Dans la cuisine, marmites et casseroles fumaient sur les deux grandes cuisinières mais il n’y avait personne non plus. Elle sortit dans le hall désert et allait appeler « Ohé ? » quand elle entendit les hoquets sanglotants d’une bébé dans le lointain des escaliers, des bruits de pas, quelques voix et enfin le groupe des petites apparut, poussé par la cuisinière, Ermyne, une Bleue courtaude d’une quarantaine d’années, aux joues vernissées.

Comme les petites, comme Liet qui, une main dans la bouche, commençait à se calmer, elle avait pleuré. Elle sembla reconnaître Lisbeï au bout d’un moment, et dit : « Sylvane », d’une voix affligée, avec un geste vague en direction des étages.

Lisbeï grimpa d’une traite jusqu’au deuxième et arriva dans le couloir de la chambre des petites – les dotta avaient chacune la leur, les mosta dormaient ensemble – juste à temps pour voir Guiséia sortir de celle de Sylvane, en fermer la porte avec des gestes trop lents comme une qui a bu, puis se retourner et s’adosser au mur, les yeux fermés, en s’enveloppant de ses bras.

« Guiséia ? »

Guiséia tourna la tête vers elle, ouvrit les yeux, la regarda s’approcher. Est-ce qu’elle la voyait, seulement ? Lisbeï, incertaine, tendit la main pour toucher un des bras nus : « Guise ? »

Était-ce le diminutif ? Guiséia sembla revenir dans son corps, dans ses yeux, une lueur lourde et épuisée. « Sylvane, murmura-t-elle d’une voix éraillée. La Maladie. »

Lisbeï entra dans la chambre. Rowène tourna la tête vers la porte avec un temps de retard puis reprit sa contemplation immobile de la petite. Pendant la nuit, l’adolescente avait rejeté tous ses draps et enlevé sa chemise, dans un effort pour se rafraîchir ; elle gisait maintenant sur le dos, nue, trempée, inconsciente, un souffle rapide et court soulevant son diaphragme et ses côtes sous la peau où perlait la sueur. Toller était appuyé des deux mains à la barre de bois du pied de lit, aussi rigide et dépourvu d’émotions qu’un tronc d’arbre.

Un frisson nerveux secoua Lisbeï. Lui, elle n’oserait pas le toucher. Elle murmura inutilement : « Il faut attendre », vit du coin de l’œil le hochement de tête de Rowène. Au bout d’un moment, elle demanda : « Est-ce que la Mémoire le sait ? » L’accablement de Rowène et de Toller s’alourdit d’un cran : non, l’aïeule ne le savait pas. Elle se levait toujours en dernier – privilège de l’âge. Lisbeï murmura « Je vais y aller » et sortit comme on s’enfuit.

Guiséia ne se trouvait plus dans le couloir. Elle ne s’arrêta pas quand Lisbeï la rattrapa dans l’escalier menant au rez-de-chaussée où résidait la vieille Edwayne. Elle continua de descendre les marches du même pas mécanique. Elle était vide, un silence de paysage dévasté qui aurait rendu Lisbeï muette même si elle avait trouvé quelque chose à dire. Guiséia frappa à la porte de la Mémoire, entra sans attendre, laissant la porte ouverte. Il faisait sombre. Un bruissement de draps, une silhouette qui se redressait, la vieille femme ne dormait plus, tâtonnait pour trouver le fil qui lui permettait de tirer les rideaux sans quitter son lit.

« Grand-mère ? » dit Guiséia. Elle s’approcha du lit, ne cilla même pas quand le soleil pénétra d’un seul coup dans la pièce pour illuminer les oreillers entassés les uns sur les autres, l’aïeule et son vieux visage inquiet levé vers elle. Elle répéta « Grand-mère », et sa voix était celle d’une petite fille, incrédule, implorante, « Sylvane a la Maladie. » Elle se laissa tomber sur le lit, se recroquevilla contre la vieille femme avec une plainte rauque – et les bras de l’aïeule se refermèrent sur elle en un geste sûrement ancien, les doigts osseux dans les boucles noires. Les yeux d’Edwayne, presque aveugle sans ses lunettes, cherchèrent à distinguer Lisbeï immobile près de la porte : « Toller ?

— Non, c’est moi, Lisbeï, dit Lisbeï en s’approchant, le cœur serré. Toller est avec la petite. »

Une main lâcha Guiséia, chercha sur la table de nuit des lunettes que Lisbeï lui tendit aussitôt. L’aïeule les chaussa, la contempla un moment, puis baissa les yeux sur Guiséia qui n’avait pas bougé, qui ne faisait aucun bruit. Le vieux visage avait une expression étrange. La main un peu tremblante se posa de nouveau sur la tête bouclée : « Elli reprend le fil qui n’aurait pas dû être », murmura l’aïeule.

Guiséia tressaillit, un frisson violent. Elle se redressa avec lenteur.

« Ne dites pas cela », siffla-t-elle, soudain compacte, dure.

La vieille femme laissa retomber ses bras, s’adossa à ses oreillers. Elle n’avait pas peur, elle n’était pas même triste, elle était… une vaste fatigue, très calme, résignée, une certitude aussi, comme une qui a longtemps couru pour échapper à quelque chose, et qui s’arrête, et se retourne, et sait déjà ce qu’elle va voir là, tout près.

Un instant, Lisbeï crut que Guiséia allait frapper la vieille Mémoire. Mais elle se leva, les mains butées en poings contre la poitrine comme si elle les retenait, fit volte-face et sortit, sans bousculer Lisbeï. Mais à son passage Lisbeï put sentir comme une compression violente le choc de la rage, de la terreur – de la culpabilité.

Chroniques du Pays des Mères
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